Les stigmates de la grande crise financière sont encore présents et freinent les avancées de l’Union sur la titrisation. Pourtant, le marché est très loin des excès qui prévalaient en 2008. Un accroissement de la titrisation permettrait aux banques d’alléger leur bilan, de libérer des fonds propres et de financer davantage l’économie.

 

Les droits de douane américains et le retrait des Etats-Unis de la sécurité européenne capturent l’attention et occultent depuis quelques mois les autres défis de l’Europe. Or s’il est un mal qui ronge l’Europe depuis plus de 20 ans, ce n’est pas le commerce, mais l’insuffisance d’investissement et d’innovation. La compétitivité se dégrade. Les gains de productivité s’épuisent. Et la croissance potentielle ne cesse de décliner, d’autant que la population vieillit. L’an dernier, le rapport Draghi avait sonné l’alerte, établi un diagnostic et proposé des remèdes.

Depuis le début de l’année, plusieurs recommandations de ce rapport ont été mises en place pour concilier compétitivité et décarbonation (boussole de compétitivité et clean industrial deal) et pour simplifier les réglementations. L’Europe a besoin de financements pour mener à bien la double transition numérique et énergétique, ainsi que pour reconstruire sa défense. Le montant supplémentaire d’investissement nécessaire est désormais estimé à quelque 1000 milliards d’euros par an. L’UE doit donc d’urgence approfondir ses marchés de capitaux pour financer sa croissance future et son autonomie stratégique. L’Europe dispose d’un véritable trésor (son épargne) qu’elle ne parvient pas à mobiliser assez efficacement, ni même à conserver : environ 300 milliards d’euros quittent en effet le continent chaque année.

De nombreux blocages persistent

Voilà maintenant plus de dix ans que les projets d’union des marchés des capitaux et de l’union bancaire sont au point mort. Les Européens ont donc décidé de changer de vocabulaire. Les expressions «union des marchés des capitaux» et «union bancaire» sont progressivement délaissées au profit d’«Union de l’épargne et de l’investissement». Cette dernière expression est plus heureuse, mais elle demeure vague pour la plupart des acteurs de l’économie. Il règne un consensus de façade : personne ne s’oppose publiquement à une «union» si prometteuse.

La titrisation est un instrument fondamental qui permet de financer l’économie réelle

Or, dès que l’on aborde les dossiers techniques, l’unanimité se fissure. L’exemple de la titrisation est assez emblématique. Il s’agit d’un instrument fondamental qui permet de financer l’économie réelle. Les discussions et consultations politiques récentes se concentrent sur l’assouplissement de certaines exigences réglementaires afin de stimuler un marché de petite taille et fragmenté. En 2024, les nouvelles émissions de titrisations en Europe se sont élevées à environ 245 milliards d’euros, tandis que le total des titrisations traditionnelles en circulation s’établissait à 1200 milliards, un niveau encore très en deçà des niveaux d’avant la crise de 2008 ! La plupart des titrisations sont conservées par les émetteurs (principalement des banques) : moins d’un tiers sont effectivement vendues à des investisseurs. Les banques restent les principales détentrices (plus de 80% du total des émissions), utilisant les titrisations principalement comme collatéral auprès des banques centrales. De son côté, le marché américain (le plus important au monde avec un encours dépassant 12000 milliards d’euros) bénéficie de sa taille, du soutien fédéral et d’une réglementation beaucoup plus légère. L’importance du marché de la titrisation aux Etats-Unis explique en partie la plus grande compétitivité des banques américaines.

Or, les stigmates de la crise de 2008 pèsent encore sur ce marché en Europe. Certains craignent une déréglementation excessive qui pourrait mettre en péril la stabilité financière et bloquent ou freinent les réformes sur ce seul argument. Pourtant, on est très loin des excès qui ont conduit à la crise de 2008. La titrisation est aujourd’hui simple et transparente. Le marché a abandonné les produits complexes et «ésotériques» (tels que les CDO d’ABS) au profit de portefeuilles d’actifs plus simples et plus transparents, principalement des prêts hypothécaires résidentiels et des prêts à la consommation.

En Europe, les banques assurent le financement des entreprises à hauteur de 80%. Un accroissement de la titrisation leur permettrait d’alléger leur bilan, de libérer des fonds propres et de financer davantage l’économie à des conditions plus avantageuses.

Un cadre réglementaire trop complexe, des coûts élevés de mise en conformité et des exigences trop strictes en matière de fonds propres pour les banques ont limité jusqu’à présent la gamme des titrisations accessibles aux investisseurs institutionnels. Les différences nationales entre les cadres juridiques et les pratiques de marché entravent le développement d’un marché paneuropéen unifié de la titrisation. Il est urgent de procéder à une harmonisation des législations nationales. Qui plus est, la titrisation des crédits aux PME (qui représentent en Europe plus des deux tiers des emplois et plus de la moitié du PIB) reste marginale. Or, il s’agit d’un levier essentiel pour leur assurer un accès au marché des capitaux et diversifier leurs sources de financement.

Condition nécessaire mais non suffisante

La titrisation est une condition sine qua non de l’Union de l’épargne et de l’investissement. Sans une titrisation dynamique, aucune des priorités stratégiques de l’Union ne pourra être atteinte. Après moult consultations, la Commission européenne s’apprête à faire des propositions législatives dans les semaines qui viennent. C’est une bonne nouvelle. Toutefois, cela ne suffira pas. Il faut s’assurer du dynamisme de la demande. Une grande campagne de sensibilisation des investisseurs, et notamment des particuliers, est nécessaire. Il faut notamment se concentrer sur les mesures susceptibles d’augmenter la participation des ménages aux marchés européens, comme un traitement fiscal et un label incitatifs. Pour la clarté, l’éducation financière et l’engagement de tous les acteurs privés, il sera également nécessaire de communiquer auprès des investisseurs pour leur expliquer que l’Europe ne relèvera aucun des défis identifiés sans eux. Communication et pédagogie sont essentielles. Des campagnes d’information et de formation seront nécessaires pour lever les réticences. Il faudra également développer des plateformes européennes de titrisation pour mutualiser les coûts, standardiser les produits et faciliter l’accès à ces instruments via des fonds d’investissement ou des produits d’épargne dédiés. Enfin, il faudra veiller à intégrer la dimension ESG en développant des produits de titrisation «verts» pour répondre aux préoccupations croissantes des ménages. A l’heure de la réforme de la titrisation, il est essentiel de déployer tous les moyens pour qu’une demande vigoureuse soit au rendez-vous.